«Charlotte?» – «Oui, aux États-Unis.» - «Mais…» - «Tu vas voir, ce sera amusant! De toute façon, c’est déjà décidé et je ne peux pas partir seul.»
Si les tableaux pouvaient parler, ma discussion avec notre Picasso aurait probablement tourné de la sorte. Paysage de Cannes au crépuscule de 1960: voilà l’objet que je dois choyer pendant ma traversée de l’Atlantique. Retour sur mon voyage d’accompagnement aux États-Unis et sur toute la logistique qui préside au prêt d’une oeuvre vedette de nos collections.
Il y a d’abord toutes les formalités: accord de principe du prêt, contrat, assurance, licence d’exportation etc. La caisse climatique de cette oeuvre, très convoitée et rompue aux voyages, existe déjà: il n’y a donc plus qu’à mettre le constat à jour. Mais quelques précautions supplémentaires s’imposent toutefois pour ce périple de plus de 7.000 km. Une personne accréditée de notre transporteur arrive exprès de Francfort afin de sécuriser notre caisse au dépôt et la labelliser «know consigner», ceci devant lui éviter d’être ouverte par la douane et d’exposer le tableau aux courants d’air du Cargocenter. Et bien sûr le tableau doit être accompagné par un courrier. Moi, en l’occurrence.
L’organisation d’une mini-tournée aux États-Unis doit permettre de rassembler toute une série de Picasso de provenances diverses pour trois expositions: une première au Mint Museum à Charlotte en Caroline du Nord, une deuxième ensuite au Cincinatti Art Museum dans l’Ohio et finalement une troisième au Mississippi Museum of Art à Jackson. Plusieurs oeuvres, de petit format, font le voyage d’Europe et peuvent transiter par Francfort – ce qui n’est pas le cas de notre Picasso qui embarquera immédiatement depuis le hub luxembourgeois de la flotte Cargolux dont les soutes peuvent accueillir de plus grandes caisses, comme la nôtre.
Mais quelques jours avant le grand départ, j’apprends que le paysage de la Pinacothèque de Munich, dont la caisse de prêt est plus grande que le format du tableau ce qui invalide son envol depuis Francfort, fera également le voyage avec moi. Dans son sillage, Joséphine, son courrier, rejoint l’aventure.
Le matin de l’embarquement, l’enregistrement commence par les Picasso – honneur au maître! – douane et palettage au Cargocenter. Ensuite les accompagnatrices rejoignent la file via le terminal du Findel. Là, Joséphine et moi sommes rejointes par une troisième acolyte de notre road trip, Claire: elle est en charge de toute une série d’oeuvres du musée Picasso de Paris. La traversée s’annonce plus animée que prévue: check in, bagages et boarding pass au business desk. Quelle n’est pas notre surprise de constater que notre carte d’embarquement consiste en un bout de papier A5 écrit à la main!
Nous sommes toutes trois guidées à travers la sécurité jusqu’aux portes d’embarquement extraeuropéennes. Une hôtesse, qui vient régler les dernières formalités directement sans passer par un comptoir, nous prévient que l’équipage arrivera tard et que l’embarquement sera rapide ce soir. Le temps pour nous trois de faire connaissance, de trouver une langue commune, d’échanger des expériences et de piquer quelques fous rires.
Pour Joséphine, c’est le premier convoyage. À Munich, les bureaux de la Pinacothèque déménagent et les collègues sont fort occupés à réorganiser le travail, de sorte que c’est la jeune novice qui a été désignée pour assurer le courrier aux États-Unis. Entre excitation et appréhension, Joséphine est contente de se retrouver parmi des collègues plus expérimentées. Claire est une routinière de ce genre d’expéditions. Restauratrice indépendante, elle accompagne régulièrement les oeuvres les plus prestigieuses des musées parisiens à travers le monde.
Finalement, l’équipe des pilotes arrive, des Italiens charmants. Les présentations sont faites et quelques blagues échangées sur «leur» musée Picasso aménagé dans la soute de l’avion. «En voiture!»: bus, identification et chargement des bagages, un chauffeur me remet la liste de passagers et me conseille de bien la conserver car elle sera requise à l’arrivée. Un long escalier métallique nous conduit vers notre habitacle pour les dix prochaines heures. Finalement cela ressemble un peu à un mobile home placé sur un énorme coffre à bagages. Les consignes de sécurité sont les mêmes que dans les autres avions, sauf qu’ici c’est self-service avec vue sur le cockpit.
Le vol ne se déroule pas sans perturbations puisque nous atterrissons à Atlanta après une nuit bien agitée. Le douanier américain débarque dans l’avion pour les contrôles d’usage, réclamant en premier cette fameuse liste de passagers qui m’avait été confiée au Luxembourg.
À peine un pied à terre, notre contact américain, Alex, nous fait signe et nous conduit à l’hôtel pour trois courtes heures de sommeil, une douche chaude et un petit-déjeuner sommaire. Nos Picasso, bien au chaud dans leurs caisses climatiques nous attendent au petit-matin pour le dépalettage et le chargement du camion. En Amérique, il faut reconnaître que les trucks ont un truc: ils sont beaux comme un camion! Plus rutilants et plus imposants qu’en Europe, et le personnel encadrant est incroyablement prévenant.
Nous voilà sur la route 85 à travers trois États. Comme nous sommes plusieurs convoyeuses, Alex, qui se trouve lui aussi être un «Berliner», nous emmène, Joséphine et moi, dans une voiture d’accompagnement qui suit le camion où Claire a pris place côté passager. En chemin, la fière carrosserie des camions et le jaune distinctif des bus scolaires retiennent notre attention, tout comme les panneaux évoquant pêle-mêle les spécialités issues de la pêche de la Géorgie, la légalité de l’avortement à la frontière avec la Caroline du Nord ou encore la salvation par le Christ.
Une fois arrivées à Charlotte, la reine des villes – la cité a hérité de l’appellation «Queen city» en hommage à la femme de Georges III de Hanovre, roi d’Angleterre –, nous pouvons laisser notre cargaison précieuse aux soins de Katherine et de son équipe qui la mettent à l’abri dans le dépôt du musée niché au milieu des grattes-ciels. Enfin, nous pouvons nous accorder une bonne nuit de sommeil réparatrice avant l’opération de déballage, prévue le lendemain.
Journée installation: avec l’équipe américaine, les caisses sont ouvertes et les oeuvres inspectées pour s’assurer qu’il n’y a pas eu de dégâts sur ce long périple. Les premiers Picasso européens peuvent être accrochés. Une deuxième fournée d’Europe, en provenance d’un vol ayant atterri quelques heures après nous, vient compléter les cimaises. En provenance de Barcelone, Beatriz, restauratrice indépendante pour le compte d’un musée Picasso, nous rejoint et complète notre groupe pour une brève journée. En effet, une fois notre mission accomplie et nos oeuvres en place, il faut déjà se quitter. Tandis que Claire rejoint Paris via New York, Beatriz embarque pour Londres pour une correspondance vers l’Espagne. Joséphine et moi sommes sur le même vol retour pour Munich.
Mais avant de quitter Charlotte’s Ville, je m’interroge: «Faut-il aller jeter un dernier coup d’oeil à mon tableau?» – «Va-t-en, je suis bien. On se retrouve l’année prochaine…».
Texte et images: Muriel Prieur
Source: MuseoMag N°II 2023
Out of bounds: Picasso landscapes - tournée américaine:
- au Mint Museum, Charlotte NC, du 11 février au 21 mai 2023.
- au Cincinnati Art Museum, Cincinnati OH, du 24 juin au 15 octobre 2023.
- au Mississippi Museum of Art, Jackson MS, du 12 novembre 2023 au 3 mars 2024.