Après avoir rejoint en novembre 2022 le Musée national d’archéologie, d’histoire et d’art en ma qualité de restauratrice de documents graphiques, ma toute première mission a consisté en la restauration de neuf grands dessins de l’artiste luxembourgeoise Berthe Brincour.

Le défi était double: travailler sur des dessins grand format (jusqu’à 2 mètres de longueur) composés de médias sensibles (notamment gouache, pastels, fusain) et réaliser cette tâche dans un espace confiné en partageant provisoirement les locaux réservés à la restauration de peinture, le temps que l’«atelier papier» trouve ses quartiers dans le dépôt central.

Avant toute entreprise, une scrupuleuse étude visuelle et analytique des oeuvres s’impose afin de trouver la méthode la plus efficace et la moins invasive capable de rétablir la stabilité structurelle de l’objet, tout en respectant son histoire matérielle.

Une étape essentielle d’avant restauration

L’analyse visuelle nous permet de comprendre la nature physique et chimique de l’objet, d’identifier toutes ses composantes et problématiques, d’évaluer les diverses options de traitement et de dicter les conditions nécessaires pour protéger et conserver au mieux. Dans ce but, il convient de rédiger une fiche de restauration et d’effectuer un constat d’état préliminaire à tout traitement.

Dans notre cas, l’analyse visuelle n’a pas été évidente. En effet, les dessins de l’artiste luxembourgeoise, qui avaient été conservés pendant longtemps enroulés dans des boîtes de conservation, étaient très déformés, le papier s’étant rigidifié à cause de la perte de souplesse originelle de ses fibres. Pour éviter tout dégât supplémentaire, il a fallu manipuler les oeuvres avec beaucoup de prudence et finaliser l’analyse après la mise à plat des dessins.

Le papier est en effet un matériau qui réagit à son environnement en absorbant ou en cédant de l’humidité. Son pouvoir absorbant est influencé par plusieurs facteurs: la nature hygroscopique de la cellulose, la porosité de la structure du papier, le degré de macération des fibres, la méthode de formation de la feuille, l’épaisseur de la feuille, le collage, la finition de la feuille et l’état de conservation/détérioration du papier. Or, suivant l’origine des fibres et la méthode de fabrication, le papier peut se conserver longtemps ou se détériorer plus facilement.

Détérioration chimique…

Les sources de détérioration peuvent être internes (dérivantes de la fabrication du papier) ou externes (mauvaise manipulation et conservation, présence d’insectes, etc.) au papier. Dans le cas des oeuvres de Berthe Brincour, il s’agit d’une série de dessins sur papier en fibre de bois, qui se caractérise par une certaine acidité, due à la présence de lignine (une biomolécule chimiquement instable, responsable du noircissement et de la fragilisation du papier) et d’autres additifs et composants métalliques qui catalysent les réactions d’oxydation, responsables de la dégradation des molécules de cellulose. D’un point de vue chimique, le papier a noirci principalement dans les zones les plus externes, qui sont naturellement davantage au contact des polluants atmosphériques et plus sensibles aux changements environnementaux.

Certains dessins avaient probablement été en contact avec d’autres matériaux acides (vieux cartons et papiers utilisés pour l’emballage) ayant déclenché des réactions chimiques à la source des taches visibles au niveau des points de contact. Même constat pour certains pigments qui, du fait de leur vieillissement et de leur composition, ont pénétré dans les fibres et provoqué la formation de taches chimiques et de jaunissement sur le revers des dessins.

…et physique

S’agissant de la détérioration physique, le problème majeur était sans doute lié au fort gondolement ayant entamé des tensions superficielles dangereuses, empêchant ainsi de lire et de manipuler correctement les oeuvres. En raison également d’une mauvaise manipulation et d’une conservation inadéquate des dessins, les grands formats ont été les plus affectés par la présence de grandes déchirures, parfois de lacunes, de plis, d’égratignures et d’usure. Les bords des dessins étaient marqués par la présence de nombreux petits trous, signes qu’ils avaient probablement été accrochés avec des punaises ou des épingles par le passé.

La surface «picturale» des dessins a également fait l’objet d’une analyse visuelle. Heureusement, la plupart se présentait dans un état assez correct. En général, les médias composant ces dessins sont des matériaux naturellement sensibles, réactifs sur le plan électrostatique et sujets au dépoussiérage, de sorte qu’ils avaient sans surprise absorbé beaucoup de poussière et de saleté. D’un point de vue structurel, certains dessins présentaient plusieurs craquelures et perte de fragments, notamment en correspondance des plis et des déchirures dans le support en papier.

Rétablir la planéité des oeuvres

Les dessins étant très gondolés, encrassés et en partie déchirés, l’un des premiers objectifs était de rétablir leur planéité. Mais comment le faire sans les abîmer et en préservant leur aspect d’origine? Le but de la restauration préventive est de réduire le risque de perte d’information, de préserver et de prolonger la vie et l’historicité d’un objet et de trouver la méthode d’intervention la plus efficace, en utilisant des procédés et des produits réversibles dans le temps.

Tout d’abord, pour éviter de créer des tensions mécaniques supplémentaires dans les fibres du papier, les dessins ont été acclimatés dans leur boîte de conservation dans l’atelier de restauration pour environ 48 heures. Ce passage, qui pourrait sembler mineur, est au contraire crucial car des variations brusques de température et d’humidité relative pourraient entraîner des nouvelles altérations physiques et d’autres de nature biologique (comme la formation de moisissures ou de champignons).

Une fois l’acclimatation terminée, on retire un par un les dessins de leurs conditionnements et on les dépoussière extérieurement à l’aide d’une brosse souple et d’un micro-aspirateur, afin d’éliminer la première couche de saleté superficielle. En raison de la nature assez sensible et poussiéreuse des médias, ainsi que de l’aspect grossier du papier, on a effectué dans un premier temps la plupart des opérations à sec, afin de ne pas altérer leur aspect visuel.

48h d’humidification capillaire

Après un premier dépoussiérage de l’extérieur (avec des brosses souples), on a déroulé, lorsque c’était possible, le dessin, lentement et par étape, en déployant uniformément des sacs de poids et du feutre à la surface. Cette étape peut exiger un nettoyage superficiel à sec: pour le verso avec des gommes en latex; pour le recto, plus sensible, avec des éponges pour maquillage, afin de ne pas altérer ou endommager la couche picturale. Les résidus d’adhésifs et les dépôts ont été retirés mécaniquement à sec avec de la gomme crêpe ou un scalpel, ou encore par évaporation de solvant très volatile, ou encore au moyen de cataplasmes.

Dans la plupart des cas, cependant, les dessins étaient malheureusement encore trop rigides pour être allongés à plat, du coup il a fallu trouver une alternative plus efficace, mais toujours non invasive, pour les aplanir. En effet, le fusain, ainsi que le pastel ou le graphite ont comme caractéristique première celle d’être des médias poudreux et très sensibles à l’humidité. Il en va de même pour la gouache, qui a tendance à se soulever et à former des craquelures dans la couche picturale lorsqu’elle est exposée à une humidité excessive.

Les opérations aqueuses étant interdites, car elles risqueraient de dissoudre et/ou endommager la couche picturale, c’est finalement la méthode d’humidification capillaire et contrôlée qui s’est avérée comme bon compromis pour obtenir une mise à plat efficace et au même temps réduire les taches et autres résidus de saleté, tout en respectant l’originalité des œuvres.

Pour les dessins de moyen format, j’ai donc opté pour une humidification avec vaporisateur à ultrasons, en créant une chambre humide. Pour les dessins de grand format, qui nécessitent une plus grande surface, il a fallu effectuer des opérations sur une table de travail assez grande, sur laquelle une membrane en PTFE (Polytétrafluoréthylène expansé) humidifiée a été étendue avec de l'eau déminéralisée. Ensuite, le dessin a été placé face vers le haut sur la membrane, en le protégeant avec un intissé inerte et souple en polyéthylène. Enfin, pour favoriser la pénétration capillaire des vapeurs et entre-temps pouvoir contrôler plus attentivement les diverses étapes, un film transparent en polyéthylène a été placé sur le recto du dessin et les bords de ce « sandwich » ont été scellés avec des poids.

Une fois le niveau d’humidification et d’aplatissement souhaité atteint, il a fallu laisser reposer le dessin pendant un certain temps sous du feutre et du papier absorbant buvard. Enfin, pendant que les œuvres séchaient sous des poids, les buvards ont été régulièrement changés jusqu’au séchage intégral.

Ces deux méthodes ont été efficaces et après 48 heures, les dessins avaient de fait retrouvé une forme plate tout en conservant leur aspect d’origine. En outre, comme souhaité, l’humidification capillaire a permis de réduire la saleté superficielle et dans certains cas d’alléger les taches dans le papier.

Place à la consolidation

Une fois la mise à plat atteinte, la restauration a pu se poursuivre pour consolider les plis et les abrasions superficielles, réparer les déchirures et combler les lacunes.

Pour la consolidation, ainsi que pour les petites déchirures, nous avons recouru au l’hydroxypropyl cellulose (un éther de cellulose non ionique), en viscosité moyenne diluée à divers pourcentages dans de l’éthanol. Dans le cas des grandes déchirures, en raison des traitements par voie légèrement humide, les fibres du papier s’étaient un peu disloquées et les joints ne correspondaient plus à l’original. Afin d’aligner correctement les fibres, il a été nécessaire d’humidifier légèrement de nouveau le papier localement dans la zone de la déchirure et, une fois les fibres correctement positionnées, elles ont été consolidées avec du papier japonais (de grammage différent selon la nature du support et disposé sous forme de pansements perpendiculaires dans le sens opposé à la déchirure) et un mélange d’hydroxypropyl cellulose dans de l’éthanol et de méthylcellulose.

Les lacunes de petites dimensions ont été comblées avec de la poudre de cellulose mélangée à de la méthyl cellulose. Celles plus importantes ont été comblées avec du papier japonais ou du papier vergé en pure cellulose, de même grammage et d’une couleur similaire à l’original. Le cas échéant, les craquelures et les soulèvements dans la couche picturale ont été consolidés avec de l’hydroxypropyl cellulose au 2% en éthanol ou de la gélatine en eau déminéralisée. Enfin, les lacunes de la couche picturale ont été retouchées à l’aquarelle et au pastel.

Montage et conditionnement, clés de la conservation

La restauration terminée, une autre étape fondamentale dans le traitement des dessins a été de choisir le type de montage, en vue de leur exposition. Tout comme pour la restauration, les matériaux adaptés à la conservation à long terme, répondant à des normes ISO spécifiques, importent pour le montage.

En raison de leurs propriétés physiques et chimiques, les dessins réalisés avec des médias sensibles peuvent nécessiter davantage d’attention et d’effort en raison de leurs exigences en matière de stockage, d'encadrement, d'exposition et de transport. Face à la grande taille des dessins, un montage flottant sur un carton assez grand, rigide mais en même temps léger (pour faciliter la manipulation) et à la fois stable aux variations thermo-hygrométriques, s’est imposé. Notre choix s’est porté sur le carton alvéolaire de Klug Conservation.

Pour offrir un meilleur soutien aux dessins de plus grandes dimensions, le carton alvéolaire a été coupé au niveau des bords supérieurs pour y faire passer les charnières à travers. Puis des charnières ont été fixées à l’arrière avec d’autres supplémentaires (et perpendiculaires), un mélange de colle d’amidon ainsi qu’un adhésif synthétique en polyvinyle acétate au 2%. Pour ce qui est de la surface des dessins non fixée, sa susceptibilité à l'électricité statique méritait aussi des précautions supplémentaires. Pour éviter à l’avenir toute possible altération, les dessins de moyen format ont été temporairement et individuellement conditionnés à plat, dans des meubles à tiroirs en acier, en protégeant leur surface avec du papier de soie de grammage très légers. Pour les formats plus grands, n’ayant pas des meubles de conditionnement assez amples pour leur conservation, on a dû par contre les placer dans des cadres spécifiquement conçus et les stocker à la verticale dans le dépôt. Enfin, les dessins ont été fixés sur le carton alvéolaire avec des charnières en papier japonais Tengujo et de la colle d’amidon de riz.

Désormais, les dessins de Berthe Brincour sont bien à l’abri du temps et des dommages atmosphériques et dûment conservés pour la postérité avant de faire un jour l’objet d’un éclairage au musée.

Texte: Francesca Vantellini - Photos: Éric Chenal