Si nombre de ressortissants portugais du Luxembourg retrouvent encore dans les archives de famille des objets ou documents attestant du passé militaire de leurs pères ou grands-pères ayant servi Outremer (notre exposition historique La révolution de 1974 repose pour partie sur ce type de prêts), ils doivent être tout aussi nombreux à avoir entendu, dans leur cercle intime, des histoires de proches ayant vécu ou travaillé dans les territoires occupés avant d’avoir eu à «retourner au pays». Des histoires souvent un brin passéistes qui charrient le même sentiment d’inconfort qu’en découvrant dans un album de famille la photo d’un proche en tenue de militaire engagé en guerre d’Outre-Mer.
La thématisation de la guerre coloniale dans l’exposition La révolution de 1974 et le processus de décolonisation capturé par l’objectif d’Alfredo Cunha dans l’exposition sur ses 50 ans de carrière se font puissamment écho. Et c’est de cette résonance dont il est question ici pour évoquer, en quelques traits et moult questions ouvertes, le destin des retornados (littéralement «ceux qui sont retournés»). Au lendemain du coup d’État au Portugal, le 25 avril 1974, la grande majorité des citoyens se met à rêver d’un nouveau départ. La chute de la dictature, le processus révolutionnaire en cours et l’annonce d’un plan en 3D: «Démocratiser – Développer – Décoloniser » amorcent alors un élan de vitalité. Mais est-il possible de faire table rase de 48 années de dictature quand de surcroît elle est fondée sur une vieille chimère impérialiste?
Penchons-nous plus spécifiquement sur les suites de la décolonisation à partir de ces trajectoires humaines et en prenant appui sur quelques images clé d’Alfredo Cunha.
Les laissés-pour-compte
Première image. Plan serré sur la série de décorations du lieutenant-colonel Marcelino da Mata, originaire de Guinée-Bissau, qui fut l’un des fondateurs de la troupe d’élite Comandos. Ce cliché balaye d’emblée toute tentative d’interprétation manichéenne du conflit colonial. De fait, comme d’autres puissances coloniales, l’armée portugaise n’hésite pas à recruter au sein même de la population autochtone pour des raisons économiques et opérationnelles évidentes. Certaines recrues locales endossent même un rôle stratégique de premier plan, de sorte qu’on assiste à une «africanisation des forces portugaises face aux croissantes difficultés de recrutement en métropole », comme l’écrit Carlos de Matos Gomes dans le livre-photos d’Alfredo Cunha 25 de Abril de 1974. Quinta-Feira. «En 1973, les forces africaines représentaient 57% du total des effectifs déployés en Angola, 35% en Guinée et 56% au Mozambique.»
Si le 25 avril 1974 met fin à l’oppression et à la domination portugaise dans les anciennes colonies d’Afrique, il condamne des milliers d’enfants, de femmes et d’hommes – blancs, noirs et métisses – à un «impossible» retour. En juillet 1974, le Conseil d’État promulgue la loi du 7/74, reconnaissant le droit des peuples des territoires d’Outre-mer à l’autodétermination et à l’indépendance. Les pays occupés recouvrent progressivement une souveraineté totale sur leurs territoires: une marche vers l’autodétermination qui s’avère plus ou moins longue, plus ou moins tourmentée, voire souvent sanglante, entraînant un exode massif des anciens colons. Mais pour les Africains ayant servi dans l’armée portugaise, l’indépendance a un goût amer: non seulement ils sont abandonnés à leur sort par les troupes vaincues qui se retirent des territoires en leur tournant le dos mais ils sont encore persécutés comme traîtres, quand ils ne sont pas torturés ou fusillés.
Deuxième image. Lisbonne, 1975: amoncellement de containers face au Padrão dos Descobrimentos (monument édifié en 1960 pour la célébration du «siècle des découvertes» du Portugal au XVe siècle). Deux blocs d’histoire juxtaposés se font face et s’annulent: d’une part, celui du retour forcé d’anciens colons à la «mirifique» métropole et d’autre part la glorification de l’empire des découvertes avec ce monument granitique. Départ/retour: deux blocs lourds de sens qui désacralisent le rêve impérialiste et «réduisent» le Portugal à ses frontières originelles.
En 1975, le Portugal est trop affairé à se reconstruire démocratiquement. «Le passé colonial intéressait alors bien peu les médias», se souvient Alfredo Cunha, qui s’étonne que les médias portugais ne braquent pas davantage leurs projecteurs sur ce processus. Lorsqu’il aperçoit un dimanche matin en se baladant dans les rues de Lisbonne ces conteneurs amoncelés devant le monument des découvertes, il immortalise cette composition si symbolique. Cette année-là, le Portugal se trouve au plus fort des rapatriements d’urgence et va connaître le plus grand afflux migratoire de ce temps. Ces dénommés retornados sont plus de 500.000 à renouer avec la métropole. Plusieurs ponts aériens et maritimes s’organisent d’urgence (on parle de 900 vols et de vingt bateaux cargo - dont plus de la moitié au départ d’Angola). Sur les quais de Lisbonne s’amoncellent des centaines de conteneurs avec des effets personnels sauvés de justesse par des propriétaires en fuite: il est question dans différents témoignages de robes de mariage, de mobiliers, de vêtements; d’aucuns parlent de diamants dissimulés dans des poupées, d’autres, plus tragiquement, de corps de soldats à ensevelir dans le sol portugais…
Soit colon, soit colonisé ?
Troisième image et suivantes. Angola-Lisbonne, 1975: des centaines de personnes sont littéralement parquées dans des hangars d’aéroport et attendent de pouvoir décrocher une place dans un avion. Nombre d’enfants feront le trajet seuls, certains parents étant convaincus que la situation se calmerait, que la vie édifiée Ultramar ne peut pas s’effondrer du jour au lendemain. Mais ils devront s’y résigner et fuir tôt ou tard les scènes de guerre, pleines de terreur et de menaces, laisser derrière eux un toit, des biens, une vie sociale et en faire le deuil, quand ce n’est pas celui de proches, victimes des escalades.
Les retornados représentent des groupes de population très disparates: il y a celles et ceux qui ont quitté le pays continental pour travailler en Afrique et connaître un niveau de vie meilleur; d’autres participent plus activement du système colonial en exploitant p.ex. de modernes propriétés agricoles ainsi que les forces de travail sur place; mais il y a aussi beaucoup d’enfants déjà nés dans les anciennes colonies et inconscients des injustices qui se trament Ultramar, etc.
À l’arrivée en métropole, le choc est rude. Nombre de ces retornados échouent sur une terra incognita, qu’ils ressentent souvent comme étant pauvre, sale et froide: leur «patrie» leur semble bien terme, isolée et sclérosée. Aux nouvelles conditions de vie miséreuses et aliénantes s’ajoute cette étiquette infamante: les retornados sont souvent perçus comme des racistes par les gens de la métropole, étiquetés comme «les vaincus de l’empire» qu’on veut surtout oublier.
Dans la foulée, un Institut d’Appui au Retour des Nationaux (IARN) est créé pour régulariser ces retours massifs: près de 70 mille personnes dans le besoin se voient proposer des mesures d’appui temporaires. Elles sont logées et nourries dans des hôtels ou des pensions où parfois le degré de privacité laisse à désirer…
Cicatrices de guerre
La romancière Isabel Figueiredo, née en 1963 au Mozambique, a fait de son passé traumatique un récit de vie absolument bouleversant dans Carnets de mémoires coloniales (éd. Chandeigne, 2021). Elle évoque une enfance baignée par des images de faune et de flore, climat et couleurs inoubliables mais tenaillée par la conscience d’évoluer dans un environnement où colons et autochtones se côtoient sans se mêler. Sans détour, elle relate une relation forcément viciée à cette terre occupée et dont elle est chassée quand la guerre civile fait rage. «Moi, j’étais l’incarnation de ce pays vaincu que l’on pouvait saccager.» De plus, elle doit composer avec un père ouvertement raciste «qui fut un colon jusqu’à sa mort»: ce modeste électricien établi à Lourenço Marques réclame «une Afrique de Blancs» et fait macérer sa fille dans un langage racial qui ternit son innocence d’enfant et trouble son amour filial.
Cet ouvrage montre combien il est difficile de dépassionner le discours sur le passé colonial: le sentiment de culpabilité d’avoir vécu une vie prospère sur le dos d’autres populations, la conscience tardive d’avoir été complice d’un système colonial, les traumas d’un soudain «déracinement», l’impossible retour à un pays d’origine souvent inconnu... autant de tabous qui restent à thématiser.
Récemment dans la presse, la romancière portugaise Dulce Maria Cardoso (*1964) affirmait que «la révolution a permis de résoudre des formes plus agressives de régime comme la police politique ou la censure mais n’a pas permis un changement de mentalité» (Público, 18 août 2024). L’auteur, qui a passé toute son enfance en Angola, a écrit Le retour (éd. Stock, 2014), un roman inspiré de son propre vécu de retornada. À la parution de Retorno, elle subit des menaces, étant considérée comme traître à la nation pour avoir dénoncé le système colonial, sa violence, les travaux forcés, le racisme, ou l’oppression des cultures traditionnelles. Poing levé, enserrant un oeillet, tous aujourd’hui clament Fascismo, nunca mais! Mais derrière cette fervente injonction, beaucoup de récits de vie restent à recueillir pour «démocratiser» la parole et pacifier le discours sur la décolonistation.
Pour aller plus loin, deux éclairages thématiques vous sont proposés dans le cadre de l'exposition «Alfredo Cunha, photographe. 50 ans de carrière»:
- l’un par Vera Herold «Faces and Traces»;
- l’autre par Georges Weyer «The man and the myth» sur Salgueiro Maia.
Texte: Sonia da Silva - Photos: Alfredo Cunha (aimablement cédées par le photographe pour les besoins de l'article)
Source: MuseoMag N°IV 2024