L’artiste touche-à-tout Filip Markiewicz descend spécialement de Hambourg – où il a élu domicile il y a dix ans avec sa famille – pour illuminer la Nuit des musées au Fëschmaart. Outre un avantgoût de sa nouvelle production discographique RAFTSIDE – The Modern Hope, il proposera une vidéo-projection inspirée de nos collections archéologiques. Mi-août, il était de passage au Luxembourg après une halte intermédiaire à Bâle pour le concert des Queens of the Stone Age. Rencontre. 

Ainsi, vous êtes fan des Queens of the Stone Age ? 

Oui, et de la première heure ! C’est un groupe de rock américain pas ‘arty’ pour deux sous mais que je ne me lasse pas de suivre pour sa présence scénique et son énergie galvanisante… De manière générale, je vais voir beaucoup de concerts : j’aime observer comment les artistes s’approprient la scène, ce qu’ils dégagent au cours de leur performance et comment le public réagit, en fonction des villes. Cela donne lieu à une analyse sociologique fascinante. Au-delà de la beauté du moment, cela m’inspire souvent dans mon travail. 

De retour au pays, sur qui ou quoi se porte votre attention en premier lieu ? 

Mes amis surtout. Et les concerts à voir, bien sûr. 

Où vous sentez-vous chez vous ? 

Dans le train. En fait, j’aime le mouvement. C’est en bougeant, à l’air frais, que les meilleures idées me traversent. 

Comment définiriez-vous votre rapport au GrandDuché et à vos origines ? 

C’est compliqué d’y répondre… Jusqu’à mes douze ans, j’avais exclusivement la nationalité polonaise avant que mes parents ne se fassent naturaliser pour faire reconnaître leurs diplômes – la Pologne ne faisait alors pas encore partie de l’Union européenne. Les questions d’identité, d’appartenance, ont surgi par la suite. En classe, je disais que j’étais Luxembourgeois mais mon patronyme ne laissait pas de doute sur mes origines et m’étiquetait étranger. Aujourd’hui, les choses sont autres, il y a eu un changement générationnel et ce type de questions ne se pose plus de manière aussi tranchée. À l’étranger, je suis clairement Luxembourgeois, surtout après avoir représenté le Grand-Duché à la Biennale de Venise en 2015. En Allemagne, je suis un artiste luxembourgeois avec des origines polonaises : et c’est très juste car mes origines – l’histoire de ma famille, de mon pays et comment nous nous situons en Europe – innervent mon travail. Mais en Pologne, je ne suis pas reconnu comme un des leurs : je suis flou à leurs yeux. Mais cette identité liquide me convient. 

«Mon grand-père ferait fureur à la Documenta» 

Dans quelle mesure l’héritage familial influe-t-il sur votre travail ? 

Au départ, RAFTSIDE [ndrl : le concept musical que Markiewicz crée à Strasbourg du temps de ses études] est né de la confrontation avec mon passé familial. J’ai produit d’innombrables clips vidéo avec mon grand-père, aujourd’hui nonagénaire et avec lequel je continue d’échanger beaucoup. C’est une anti-rockstar qui m’a toujours fasciné : il a toujours beaucoup chanté, c’est un créatif dans l’âme sans savoir qu’une fibre artistique l’anime, comme c’est le cas de beaucoup de personnes talentueuses. Il participerait à une Documenta, il ferait fureur ! Ma grand-mère aussi a des talents cachés… bref, on est une famille de créatifs depuis des générations [ndlr : au Luxembourg, sa mère Lidia et sa soeur Karolina sont également très connues sur la scène artistique]. La Pologne n’est pas ma terre natale mais le pays – son rôle dans l’histoire et l’histoire de mes parents – nourrit mon inspiration. 

Votre travail est souvent en prise directe avec l’actualité : vous en proposez une lecture sensible, qui stimule et alerte, sans pour autant adopter une posture militante. Pourquoi ? 

L’art est politique par essence mais je ne me vois pas comme un artiste activiste. Je n’exprime pas d’opinion tranchée, je ne prescris aucune position, je ne suis pas moraliste parce que tout simplement je n’ai pas de réponses à livrer concernant les conflits géopolitiques et civilisationnels. On ne doit pas fermer les yeux sur des injustices criantes et des drames humanitaires mais de là à s’inscrire dans un camp, cela me semble inconcevable. Les conflits sont complexes, les manipulations multiples et variables – ma famille a souffert des conséquences de la propagande du temps du communisme – et les clés de lecture diffusées sur les réseaux sociaux ne sont pas fiables. 

«Nous sommes tous esclaves de Meta, cette entreprise aliénante» 

S’y exprimer sur des sujets sensibles, cela me semble d’une grande hypocrisie puisque nous sommes tous esclaves de l’entreprise aliénante nommée Meta. Se déclarer anticapitaliste sur Facebook, c’est le comble de l’absurde car c’est la plateforme du capitalisme par excellence. Les élections américaines ont bien illustré cette calamité. Vu la polarisation latente propre aux réseaux sociaux et la vitesse à laquelle une personne voit son propos déformé et être par la suite mise au pilori, je préfère m’abstenir et cultiver l’esprit critique en dehors de ces caisses de résonnance.

Enfin, il y a un autre travers dont je me méfie : à travers le filtre « highlight » des réseaux, les tragédies finissent par revêtir une surface trop lisse, presque pop. À force de diffuser une tonne d’images sur des situations dramatiques dans le monde, l’impact émotionnel s’en trouve annulé : c’est l’effet Warhol, tout à fait pernicieux. 

Avez-vous autant de scrupules quant au recours à l’intelligence artificielle ? 

L’être humain est pétri de contradictions : je suis évidemment sur les plateformes, j’évite de les alimenter en « réactions » mais au plus tard quand il s’agit de faire la promotion de mon travail, j’y recours comme tout le monde. Je ne peux quand même pas appeler chacune de mes connaissances ou me fendre d’un courrier postal individuel… Les réseaux, tout comme l’intelligence artificielle, c’est un rapport d’amour-haine : je m’en sers par touches, et à bon escient. 

S’agissant de l’IA, c’est tout de même passionnant ce qui est possible en matière de création visuelle. Cela permet de faire l’économie de quelques étapes analogues. Lorsque Photoshop est arrivé sur le marché, les artistes s’en sont très vite accaparés au service de leur procédé et aujourd’hui, plus personne ne s’en émeut. L’IA, c’est un outil après tout. 

Quid de l’usurpation des droits d’auteur ? 

Je me dis qu’il y a aussi cette idée d’inconscient collectif et que finalement l’IA puise dans ce qu’il y a de bon et de mauvais en nous et ce qu’elle nous montre, c’est le reflet de ce que nous sommes culturellement. Comme mes propres droits sont à leur tour inévitablement bafoués dès lors que je suis présent sur Internet, il faut en tirer le meilleur parti. 

Finalement, tout cela me rappelle le procédé de copie dans l’histoire de l’art : chacun s’inspire de l’autre, copie l’autre. Ou, pour citer Picasso : «les bons artistes copient, les grands artistes volent». Le tout est de créer avec une touche personnelle, la technique est souvent secondaire ; ce qui compte c’est la vision philosophique, mais l’IA ne remplacera jamais la singularité de la pensée créatrice, du geste, de l’empathie. 

Dessiner assidûment avec un crayon sur papier, c’est un acte de résistance de nos jours ?

 J’aime la dimension David contre Goliath dans le dessin. Souvent, mes dessins sont en réaction à l’actualité mais cette réaction se traduit à travers une action qui est lente. Le fait de dessiner, c’est un acte d’une autre temporalité, un procédé long qui permet de faire cheminer la pensée, de mûrir sa réflexion mais surtout de songer au prochain dessin. C’est un cheminement très fructueux et cette dimension est inaliénable. J’aime le lien presque primitif que cet exercice peut avoir avec les dessins préhistoriques, c’est très émotionnel. Même l’écriture au crayon me permet de basculer de manière plus créative vers un dessin – ce qui ne m’arrive pas sur un clavier ou avec un stylet. 

«On a tous une autre persona»

Entre l’image exubérante de rockstar propre à vos vidéoclips et la personne posée et réservée qu’on a en face de soi, il y a un monde…

C’est l’effet Instagram dont on parlait justement. Tout le monde est autre sur les réseaux, on a tous une autre persona. Ce qu’on est dans le cercle intime, ce qu’on est sur scène et ce qu’on représente dans les médias : c’est passionnant par ses multiples facettes. C’est pourquoi j’aime tant aller voir les concerts de big bands, pour le côté entertainement très accentué. C’est le folklore américain, ils ont ça dans le sang. Et nous, on cherche à imiter cette pop culture. RAFTSIDE, c’est ça en somme : c’est de la musique mais avec beaucoup d’effet show off. Il ne faut pas se prendre au sérieux dans la vie… 

À partir de là, comment vous positionnez-vous face à la réception de votre oeuvre et face à sa postérité ?

Évidemment que je me réjouis de la bonne diffusion médiatique et de la réception critique de mes oeuvres. Le Luxembourg est un terrain de jeu intéressant à cet égard : même avec cinq bonnes critiques, on est toujours un nobody. Le marché est petit, la masse critique pas assez étoffée et le rapport entre artistes et critiques trop ténu. Autant dire que lorsqu’on se frotte à la scène internationale, on tombe souvent de haut mais on se relève aussi beaucoup plus fort. Je ne me suis jamais posé la question de la postérité, en fait : le plaisir avant tout. Mais il est vrai que dès lors que je prépare un disque vinyle ou un catalogue, je me soucie quand même de la qualité de ces témoignages, appelés à demeurer. 

Quel est le degré de porosité entre vos modes d’expression et comment se répartissent vos pulsions créatrices ? 

Souvent, c’est bien compartimenté. Là par exemple, je sors d’une année de travail sur mon prochain album, au cours de laquelle je n’ai pratiquement pas vu d’expos mais en revanche, j’ai assidûment fréquenté les salles de concert. Mais désormais, je suis bien content de pouvoir ranger mon atelier pour basculer de l’univers musical à la peinture. Ce sont des phases, qui parfois correspondent à des commandes, mais pas forcément. 

À quel moment l’hybridation s’impose-t-elle dans votre parcours ? 

Cela remonte à la création de RAFTSIDE, dans les années 90. Fort heureusement, durant mes années d’études, le décloisonnement faisait son chemin et les arts devenaient de plus en plus performatifs. J’aime la conception des Grecs anciens qui considèrent la poésie, le sport, l’art, la politique, le théâtre comme une seule et même chose, un même élan créateur et je note que l’histoire de l’art s’écrit à nouveau aujourd’hui de manière plus liquide. La Nuit des musées est magique par son caractère transdisciplinaire justement et je m’en réjouis. 

Comment entendez-vous créer la sensation au Fëschmaart dans le cadre de la Nuit des musées ? 

RAFTSIDE sera sur scène en mode one man show. Musicalement je vais déconstruire les nouvelles compositions de mon album The Modern Hope (sortie prévue en novembre 2025). C’est un album assez uptempo, très influencé par les années 80 et 90, quasi dansant, ainsi durant la performance je voudrais recréer cette atmosphère de clubs new wave, nu-disco. Mais je vais sans doute aussi inclure des compositions plus anciennes dans la setlist, afin de créer quelque chose pour un public assez large. Visuellement je vais m’appuyer sur quelques pièces d’archéologie toutes petites et les considérer à la loupe sur une vidéo-projection. J’espère que le public sera réceptif même si je sais qu’il sera plus difficile de capter son attention. Déjà, c’est probablement un public plus random, et chacun aura mille de raisons de regarder ma performance d’un oeil seulement. À moi de m’adapter et de faire en sorte d’être l’attraction de la soirée. 

Propos recueillis par Sonia da Silva - Photos: Filip Markiewicz - Sonia da Silva

Source: MuseoMag N° IV - 2025