Dans le cadre de notre nouvelle exposition From aerial views to pink suits. A fresh perspective on Edward Steichen, nous nous sommes entretenus avec Paul Lesch, chargé par le ministère de la Culture de valoriser et de promouvoir le patrimoine luxembourgeois autour du célèbre photographe en vue du centenaire de sa naissance commémorée en 2029.
Vous avez longtemps été à la tête du Centre national de l’audiovisuel et venez de rejoindre, depuis six mois, le ministère de la Culture comme commissaire en charge des collections Edward Steichen. En quoi consiste votre mission?
Outre les bonnes relations à entretenir avec les institutions, les collectionneurs, les chercheurs pour préserver et valoriser l’œuvre de Steichen, j’effectue moi-même une panoplie de travaux de recherche en vue du centenaire Steichen à célébrer en 2029. Ainsi, je suis en train d’établir une bibliographie détaillée et commentée sur Edward Steichen pour actualiser l’état des recherches. J’essaie de compiler un maximum d’articles sur le photographe, de rédiger moimême des articles sur des aspects moins connus de son œuvre (et dont je révélerai quelques détails dans le cadre d’une conférence chez vous) mais aussi de rassembler toute l’iconographie publiée de Steichen. Dans mes attributions, j’ai aussi pour mission de promouvoir les Steichen Collections au Luxembourg et à l’étranger, tout comme j’ai une mission plus pédagogique qui peut à la fois se traduire dans le cadre de conférences publiques, de formations continues ou d’échanges avec des enseignants et des élèves.
Quel est l’état des lieux des collections nationales aujourd’hui?
Commençons par celle que je connais le mieux: la collection Family of man, visitée l’année passée par quelque 20.000 personnes. Pour l’heure, le besoin de restauration ne s’impose pas encore, au regard des heures d’ouverture restreintes (de 12-18h de mercredi à dimanche) et de ses conditions de faible éclairage – mais cela va s’imposer à moyen terme. La collection Bitter Years, c’est une autre histoire: son état de conservation est moins heureux, c’est pourquoi elle avait été démontée pour une analyse préventive qui a démontré le besoin d’intervention urgent sur une série de photos. La collection du musée et celle que vous gérez pour la Ville de Luxembourg sont probablement les mieux conservées de toutes. Enfin, il reste encore celle de la Spuerkeess dont une expertise est en préparation.
À votre sens, est-il pertinent en matière de collection de photographies, de différencier entre la valeur pécuniaire d’un vintage print et celle d’un tirage tardif?
J’ai pour habitude de dire qu’une photo a autant de valeur que celle qu’une personne ou une institution est disposée à investir à un moment donné. Mais il est vrai qu’un vintage print a une véritable valeur d’originalité en ce sens qu’il a été méticuleusement contrôlé par son auteur. Et Steichen était de cette engeance: un artiste très rigoureux qui détruisait les négatifs et les tirages dont il estimait qu’ils n’étaient pas dignes de son oeuvre. Il est évident que si sur le marché, on a le choix entre un vintage print et un tirage tardif, le premier a une valeur d’authenticité supérieure. Prenons l’exemple de la vente record par Christie’s, il y a un an et demi, d’une photo de Steichen pour près de 12 millions de dollars: datée de 1904, celle-ci représente l’édifice new-yorkais Flatiron, qui avait ouvert ses portes deux ans plus tôt. Ce print est vraiment très rare, à l’instar des images datées d’avant 1914 vendues par Steichen lui-même ou revendues par le galeriste Alfred Stieglitz. Les travaux dits «camera work», qui ne sont pas des photographies au sens chimique du terme, ont également une certaine valeur sur le marché car ils circulent en nombre limité. Il y a beaucoup de variables à prendre en considération mais il est vrai qu’un vintage print est comme un ancien numéro de journal qui n’est plus imprimé. Rare et donc précieux.
L’exposition actuellement à l’affiche du Nationalmusée um Fëschmaart donne à voir Steichen sous un jour autre que le photographe mondaine: du photoreporter au service de l’armée militaire américaine en passant par l’horticulteur passion-née jusqu’à l’homme au grand âge entouré de ses chiens. Que vous inspirent ces facettes moins paillettes?
L’œuvre de Steichen est réellement plus complexe qu’on ne le croit si l’on prend en compte toutes les facettes de l’homme et ses réalisations. À y voir de plus près, on aperçoit un homme d’une grande curiosité, qui s’est ouvert à un grand nombre de médiums et qui ne s’est pas laissé enfermer par une étiquette ni même impressionner par son entourage mondain. C’était le photographe le plus prisé de sa génération mais cela ne l’a pas empêché de signer des photos de publicité, ou de curater des expositions telles que la Family of Man dont certains ont pu lui reprocher un «humanisme naïf».
Ce que l’on sait moins, c’est en 1953, il orchestre une exposition intitulée Postwar European Photography à laquelle participe le photographe luxembourgeois Romain Urhausen. Dans sa fonction de commissaire d’exposition au MoMA, il aura d’ailleurs largement oeuvré pour soutenir de jeunes photographes soit par une politique d’achat soit par une programmation ciblée – comme le fit de son temps Alfred Stieglitz avec lui-même. Au Luxembourg, l’image de Steichen est trop souvent ramenée à celle du photographe de stars. En vérité, l’argent qu’il gagnait à ce titre, il le réinvestissait dans ses passions, notamment la culture de dauphinelles. L’horticulture était pour lui une réelle source d’enchantement, au point de la hisser au rang de forme artistique à travers une exposition présentée au MoMA en 1936. Il aura fait oeuvre de pionnier. Autre facette moins connue de Steichen: la série de livres pour enfants réalisés avec sa fille Mary Steichen pour laquelle il prend des photos d’objets de tous les jours. En somme, il n’y a pas de révélations spectaculaires sur sa carrière à faire mais une image globale à parfaire dans sa pluralité.
Qu’est-ce qui vous fascine le plus chez l’homme?
C’était un homme sous l’influence de femmes. Joanna, sa troisième et dernière épouse, avait pour habitude de dire que Steichen n’était pas Picasso, pour signifier qu’il n’a jamais eu le travers ni de mettre dans l’ombre ni d’exploiter ses compagnes de vie. Sa sœur, personnage peu cerné jusqu’ici, a joué un rôle essentiel dans sa vie et sa trajectoire – un aspect de sa biographie peu creusé jusqu’ici. Mais ce qui me fascine tout particulièrement, c’est de constater l’évolution de la réception de son image: au fil des années, cette image est extrêmement fluctuante. En fonction des époques, les critiques que l’homme et son œuvre suscitent sont très diverses: son «brand» est très mouvant et c’est passionnant à observer.
Au final, le Luxembourg ne pêche-t-il un peu trop par orgueil national en exaltant la mémoire du photographe né à Bivange?
Cette critique est légion et illégitime. C’est factuellement faux de vouloir réduire ses liens au Luxembourg au seul fait qu’il est né sur le sol luxembourgeois. Le Luxembourg a occupé une place bien plus large dans sa vie qu’on ne le croit, comme l’illustre toute une série d’épisodes. Tout d’abord, la figure de sa mère luxembourgeoise d’origine modeste: elle a eu une influence considérable sur sa personne et son oeuvre. Ensuite, rappelons qu’il se rend au Luxembourg à plusieurs reprises. En 1952, lors de sa visite en Europe, il rencontre son ami le peintre luxembourgeois Michel Stoffel. Dix ans plus tard, il rencontre à deux reprises la Grande-Duchesse Charlotte. Au cours des années 60, il effectue un don à l’État luxembourgeois: deux expositions curatées par lui. Plus tard, c’est votre musée qui se voit confier une grande collection d’originaux.
2029 sera l’année du centenaire de la naissance d’Edward Steichen. À quoi peut-on s’attendre?
Ce sera l’année de la grande commémoration, pour laquelle je suis heureux d’œuvrer activement afin d’exploiter tout le potentiel des collections nationales sur la scène internationale. J’espère que nous pourrons rivaliser avec l’excellence de l’exposition Steichen présentée en 2007 au Jeu de Paume [la première rétrospective en Europe dédiée à son oeuvre et organisée à partir de 450 photographies d’époque (vintages) et divers documents].
Propos recueillis par Sonia da Silva - Photos: Éric Chenal
Source: MuseoMag N°II 2024