Dans le cadre du lancement de la version Collections 2.0, plateforme numérique permettant d’explorer les collections et archives du musée, nous avons invité le 26 octobre dernier l’anthropologue Abdu Gnaba à parler de «L’art à l’heure du numérique». Lors de son intervention qui avait pour sous-titre «Du conservatoiremusée à l’alimentation d’un centre de ressource universelle», l’orateur a évoqué notre rapport à l’art en l’inscrivant dans la distinction éducation/ élévation, en décrivant son expérience de conseiller au service de musées avant de conclure sur notre besoin vital de nous «émouvoir esthétiquement», quelle que soit la porte d’accès – physique ou virtuelle. Entretien.

Abdu Gnaba, anthropologue: «On ne voit bien qu’avec le coeur, et pour que ce récepteur fonctionne, il doit apprendre à aimer.»

Le public a été conquis par votre éloquence et votre approche humaniste. Or s’il a beaucoup été question d’art comme source d’élévation, vous avez peu abordé la question de sa voie d’accès. Peut-on s’émouvoir devant un écran?

J’ai volontairement situé la problématique en dehors de la seule comparaison physique-numérique pour célébrer l’enfant du couple: la complémentarité d’accès. La question essentielle réside moins dans les formes de la rencontre que dans les enjeux anthropologiques de cette rencontre. Nous avons besoin de sentiments esthétiques pour nous élever, pour devenir humains. Dans toutes les populations, sur tous les continents et à toutes les époques, les anthropologues ont observé la présence d’objets qui ne servaient à rien, si ce n’est à être beaux. Fort de ce constat, il est important, me semble-t-il, d’appréhender le développement du numérique comme un moyen supplémentaire de diffusion. C’est pourquoi l’hypothèse que j’ai défendue consistait à montrer que si le numérique proposait un autre type de rapport à l’art, il n’en était pas moins générateur de sentiments esthétiques. Par essence, il suscite un autre degré d’émotion, mais néanmoins, il en provoque. Rien ne remplace les sensations éprouvées lors d’un concert «live», mais personne ne renoncerait au plaisir d’écouter de la musique chez soi, fût-elle dématérialisée.

Observons la question sous un autre angle: qu’estce que le physique ne permet pas, et à qui? Si vous n’avez pas eu la chance de fréquenter les musées avec vos parents ou si vous n’avez pas eu de coup de foudre lors d’une sortie culturelle (scolaire ou autre), vous n’avez que très peu de chance de fréquenter les lieux d’exposition. Parce qu’il s’adapte aux nouveaux usages, le numérique ouvre la porte à ceux qui n’osent pas, à ceux qui ne peuvent pas, à ceux qui ne connaissent pas. Le numérique est certes amputé de la sensualité et de l’expérience collective, mais il propose d’indéniables vertus d’accessibilité: il parle toutes les langues, s’adapte à tous les handicaps, répond à toutes les questions, reste disponible à la demande et pour l’éternité. Complémentarité et non substitution, c’est le coeur de l’évolution que nous devons porter.

En tant que consultant et fondateur de SocioLab, vous êtes souvent sollicité lors de managements de transition ou de processus d’innovation majeurs au sein d’entreprises. C’est alors que vous faites valoir vos connaissances en anthropologie, ethnologie et philosophie. Comment expliquer que les sciences humaines viennent «au secours» de l’avancée technologique?

Notre société fait primer les outils sur leur finalité. Or, l’humain est un être de sens. L’utilité, l’efficacité et la seule rationalité ne suffiront jamais à son épanouissement. Les sciences sociales et humaines éclairent les processus de déshumanisation et révèlent les moteurs de nos actions. Elles décrivent l’humain tel qu’il est dans son devenir: un être de récit qui se raconte le monde plus qu’il ne l’éprouve, qui a des besoins symboliques tout aussi importants que ses besoins physiologiques.

Parce qu’elles décrivent les usages et décryptent les motivations des individus, nos sciences ne jugent pas, et c’est ce qui leur permet de mettre à jour les représentations qui sous-tendent notre rapport à l’innovation. Le mot «technologique» porte en lui-même cette démarche puisqu’il signifie «le langage sur la technique». Tandis que la technique se développe selon une dynamique propre, le discours qui l’accompagne en dit beaucoup sur nos peurs et nos espoirs. Exprimer ces représentations permet de mieux appréhender les enjeux et de penser plus sereinement les évolutions.

Dans ma pratique, je distingue nettement l’innovation du progrès, véritable finalité de nos actions. À trop nous concentrer sur les outils et sur les ruptures qu’ils provoquent avec le passé, on distingue moins bien les potentialités qu’ils nous ouvrent. Or, la pensée humaniste comme l’anthropologie ou les neurosciences nous rappellent qu’il est dans notre nature d’évoluer, qu’on ne naît pas humain, mais qu’on le devient. C’est dans l’adaptation constante que l’on progresse, avec les autres, avec son temps. Les sciences sociales, en les réhumanisant, permettent de nous rappeler que les outils sont des leviers de progression.

Quelles leçons tirez-vous de votre expérience au service du musée Van Gogh?

Ma collaboration avec le musée Van Gogh d’Amsterdam me permet de mesurer la capacité d’adaptation d’une grande institution culturelle. L’art n’y est pas entendu comme une suite de règles à connaître, de codes à respecter, d’attitudes à emprunter. L’art, c’est l’esprit qui se détache de la matière qui le contient, ce sont les valeurs qui émanent d’un cadre et qui nous donnent à sentir, sans la comprendre, la sensation d’être au monde de Vincent – c’est ainsi que le nomment les collaborateurs.

Le lieu musée n’est pas l’alpha et l’oméga de leur stratégie de rayonnement. Présentiel ou numérique, la priorité est donnée à la transmission. Aussi, l’analyse des usages est-elle primordiale, et tous les moyens sont mis en oeuvre pour aller toucher les publics là où ils sont, se mettre à leur portée, ou encore mieux, à leur service. Par exemple, nous avons mis en place un programme intitulé «Van Gogh à l’école» qui permet aux élèves du primaire au lycée d’avoir accès à des reproductions interactives, offrant des outils pédagogiques utilisables en classe. Ici, le numérique est au service du collectif, et l’art de Vincent n’en est que plus accessible.

Le processus de digitalisation du patrimoine culturel et les efforts de médiation investis en la matière sont incontournables, mais difficilement quantifiables. De plus, ils ont un coût financier – et écologique – considérable comparé aux efforts de sensibilisation sur le terrain...

Cet investissement est nécessaire. Le patrimoine est, comme son nom l’indique, un élément identitaire fondamental de la patrie: en assurer la diffusion auprès des citoyens est essentiel. Il porte en lui la force de cohésion qui nous unit, l’esprit qui nous relie. Pour l’ethnologue que je suis, ce qui importe, c’est le recensement, la préservation et la transmission des cultures humaines. Dans un monde qui fétichise les biens matériels, qui mesure et quantifie toute chose, toute action, toute valeur, il est souhaitable que l’art prenne sa place. Sa diffusion doit s’adapter aux nouveaux usages. Le rendre accessible est une nécessité tandis que le numérique est l’un des moyens pour faire naître et entretenir la flamme de son désir.

Le coût financier se mesure à l’aune des bénéfices sociétaux. L’accès physique n’intéresse que quelques-uns. Le rôle du politique est d’investir dans la démocratisation de l’accès à l’art, parce qu’il est facteur d’émancipation pour chacun et vecteur d’un sentiment d’appartenance à une culture, à un grand récit, à quelque chose de plus grand que soi.

Sans vouloir comparer les dégâts écologiques entre eux, je prône la sobriété numérique individuelle, pour laisser plus d’espace à son utilisation collective. Savez-vous que l’envoi d’un e-mail d’un mégaoctet vers un seul destinataire équivaut à la consommation d’une ampoule électrique pendant une heure, soit 20g de CO2, 75g pour 10 destinataires? Les chiffres du seul stockage de ces e-mails sont édifiants. Cette question a bien évidemment tout son sens: l’enjeu est d’avancer sur le chemin de crête entre les moyens de la démocratisation et la réduction de l’empreinte carbone.

Michel Polfer, directeur du MNAHA, Abdu Gnaba, anthropologue invité et Sam Tanson, ministre de la Culture (2018-2023)

Lors de votre intervention, vous avez beaucoup insisté sur l’importance de l’estime de soi. En quoi l’art peut-il y contribuer?

C’est le secret du Petit Prince. Il est si simple qu’on le néglige. L’art nous apprend à ressentir, à vivre le présent, à rencontrer. Il nous apprend la surprise et favorise l’accueil d’un sentiment inattendu. L’art nous aide à nous écouter, à stimuler notre intuition plus que notre raison, elle qui divise pour classer, hiérarchise pour ordonner.

De plus, la confiance s’acquiert plus facilement dans le partage d’un ressenti sur une oeuvre que dans une analyse intellectualisée de celle-ci. Or, on ne voit bien qu’avec le coeur, et pour que ce récepteur fonctionne, il doit apprendre à aimer.

Accepter d’aimer sans posséder: voilà un autre message que vous avez émis devant l’auditoire. Par quel mystère la fréquentation des musées permet-elle d’accéder à pareille sagesse?

À mon sens, l’art constitue la partie la plus sublime de notre humanité, parce qu’il nous élève bien plus qu’il ne nous éduque. Il nous confronte au mystère de la vie, qu’il tente en vain de saisir dans une matière qui parvient à nous toucher au plus profond de notre être. L’éducation expose les règles, tandis que l’élévation les estompe pour nous permettre de trouver notre chemin. Elle transmet l’émotion, l’éclosion, la puissance d’un désir qui renonce à posséder, à tout comprendre, à limiter. L’élévation s’évalue par notre reconnaissance d’une vérité universelle qui rappelle notre place dans un cosmos infiniment plus vaste que notre être fini. C’est pourquoi l’art suggère d’accepter de tendre vers, plutôt que d’arriver, d’aimer sans posséder, de travailler par émulation à devenir pleinement humain.

Les musées, tout comme les écoles, sont des lieux de déambulation de l’esprit où l’oeil goûte différentes perspectives et l’ouïe se tend pour toucher des voix multiples, jusqu’à ce que l’individu découvre enfin la sienne, sa vocation. Élever, bien plus qu’instruire: en cette période critique de notre évolution, je ne puis m’empêcher de profiter de votre tribune pour questionner: à quand la gratuité des musées nationaux (à l’image de la politique que vous pratiquez déjà pour l’accès aux collections)?

Propos recueillis par: Sonia da Silva - Photos: Éric Chenal